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littérature

Le chagrin littéraire de la Belgique. La «Belgitude» dans la recherche littéraire

Par Yves T'Sjoen, traduit par Nathalie Callens
7 septembre 2020 9 min. temps de lecture

Pour l’exploration de la littérature belge (néerlandophone et francophone), ne serait-il pas important de ne plus se cantonner dans des orientations linguistiques strictement limitées, mais de travailler avec des catégories plurilingues ou transculturelles, voire nationales? Voici un plaidoyer pour l’étude d’un point de vue plurilingue de ce qui fait la différence entre les littératures belges et celle des Pays-Bas et de la France.

Énoncé à plusieurs reprises par le passé, le sujet a même fait l’objet d’une entrée dans Wikipedia. Jusqu’à présent il n’y a toujours pas d’histoire de la littérature belge. Certes, à l’exemple des Pays-Bas, le Poëziecentrum (Centre de la poésie, Gand), VONK & Zonen (Anvers) et la Maison de la poésie (Namur ) désignent depuis 2014 un Poète national belge. Tous les deux ans, un écrivain néerlandophone et un francophone occupent respectivement la fonction de poète (Charles Ducal, Laurence Vielle, Els Moors et depuis début 2020 Carl Norac).

La littérature néerlandophone de Belgique se lit et s’étudie dans les institutions académiques flamandes et çà et là (de façon plutôt limitée) dans une université des Pays-Bas conjointement avec la littérature du pays. Dans ce cas, la littérature néerlandaise est considérée comme littérature de langue néerlandaise, faisant généralement partie d’un curriculum universitaire et, hélas, limitée à la zone géographique des Plats Pays. La conséquence du choix linguistique en tant que point de départ des études littéraires est qu’une partie de la production littéraire de Belgique ne trouve sa place ni dans le domaine de la lecture ni dans celui de la recherche. À ce sujet, le néerlandiciste Geert Buelens parle de «l’illusion d’un grand domaine néerlandais».

Pourtant, dans un pays à la croisée des influences germanique et romane, il semblerait normal de lire les deux littératures en se penchant sur ce qui les rapproche. Et non seulement en rapport avec les centres littéraires d’Amsterdam ou de Paris. La frontière linguistique entre la Flandre et la Wallonie, tracée au début des années 1960 et pendant bien des décennies un enjeu d’activisme politique, est depuis longtemps un obstacle à la lecture des littératures des communautés culturelles de langue différente en Belgique. Alors que des écrivains tels que Pierre Mertens et Amélie Nothomb sont bien connus au nord de la frontière linguistique et que Hugo Claus et Stefan Hertmans ne sont sans doute pas ignorés dans la partie francophone du pays, les romans de Nothomb sont probablement connus en Flandre parce qu’ils ont été traduits et non parce qu’ils ont été écrits par une compatriote. Ses livres seraient-ils lus à Anvers, à Gand ou à Bruges sans que leur auteure ait obtenu une reconnaissance internationale?

Sous l’angle historique, des auteurs francophones flamands tels que Charles De Coster, Georges Eekhoud, Michel de Ghelderode, Maurice Maeterlinck (prix Nobel de littérature 1911), Camille Lemonnier, Charles van Lerberghe et Émile Verhaeren, le premier «Poète national» en 1899, ne sauraient être négligés. Benno Barnard, co-rédacteur d’une anthologie de littérature franco-belge (Ceci n’est pas une poésie, 2005), y consacra un petit livre particulièrement réussi portant le titre Escaut! Escaut! Naglans van een dode wereld. Franstalige Vlaamse schrijvers rond 1900 (Escaut! Escaut! Rémanence d’un monde disparu. Écrivains francophones flamands aux environs de 1900, 2016). Max Elskamp et Georges Rodenbach figurent, entre autres, dans cette galerie de portraits.

Un pays ayant trois langues a nécessairement des vies culturelles diverses et, par conséquent, des littératures dans ces mêmes langues. Étant donné l’exiguïté du territoire germanophone, j’imagine que la littérature allemande de Belgique est plutôt limitée. Compte tenu du néerlandais et du français, les grands chapitres de l’histoire de la littérature belge traiteront surtout de textes français écrits depuis l’indépendance de la Belgique (1830) dans un milieu social où le français fut longtemps la langue dominante.

À mon université (Gand), tous les cours étaient donnés en latin et en français jusqu’en 1930, et même après la néerlandisation un très grand nombre de cours furent dispensés en français. C’est précisément cette tension entre les deux langues dans la littérature belge qu’il est intéressant de mettre en lumière. Par exemple le choix opéré par des écrivains tels que Hendrik Conscience, Virginie Loveling et Eugeen Zetternam, et plus tard Cyriel Buysse et Karel Van De Woestijne d’écrire en néerlandais au moment où la langue véhiculaire était encore le français. Un sujet sans aucun doute passionnant pour des étudiants belges suivant une formation littéraire. Longtemps le français est en effet resté la langue dominante en Belgique et ce n’est que petit à petit, sous la pression du Mouvement flamand, que la littérature de langue néerlandaise s’est développée de manière hésitante. L’instauration d’une littérature «flamande» (de langue néerlandaise) est le résultat d’un long processus d’émancipation. Entre-temps, les lettres «flamandes» n’ont plus rien à envier à la littérature d’Amsterdam ou des grandes villes des Pays-Bas, ce qu’admettent même les néerlandicistes des Pays-Bas.

Lorsque je demande à des étudiants en littérature néerlandaise, et même à des collègues de l’université de Gand, quelles sont aujourd’hui les voix littéraires les plus importantes en Wallonie, la réponse se fait généralement attendre. De fait, je me sens tout aussi coupable car à part quelques noms, je ne suis pas plus avancé qu’eux. Les Flamands ignorent généralement quels sont à Bruxelles ou dans la partie francophone du pays les éditeurs, traducteurs, écrivains et autres acteurs littéraires importants (revues, maisons d’édition, organisations littéraires). Pourtant, il existe en Belgique des échanges plurilingues mutuels fort intéressants ainsi que des réseaux interculturels au niveau national comme la relation Pierre Mertens-Hugo Claus. Et pourquoi pas Georges Simenon-Jef Geeraerts / Pieter Aspe?

Le choix d’une perspective nationale et donc plurilingue révélera sans doute que la production littéraire au nord et au sud de la frontière linguistique de Belgique diffère moins sur le plan culturel ou esthétique que nous ne sommes, par commodité, tentés de le croire.

N’oublions pas non plus les traducteurs littéraires des deux communautés de langue qui mettent à disposition les œuvres littéraires au-delà de la frontière linguistique. L’an dernier, j’ai eu l’occasion de lire une thèse de doctorat très intéressante consacrée aux traductions françaises des œuvres en prose de Claus en Belgique et plus tard en France. Elies Smeyers examina de quelle manière l’œuvre de Claus conquit son public en Belgique francophone avant de s’imposer au cœur de la métropole parisienne. Par ailleurs, cette thèse dénonce une lacune: notre ignorance à propos de la littérature dans une perspective belge. Beaucoup de choses ont échappé à notre attention, non seulement par manque d’intérêt, mais aussi parce que le français n’est plus la langue littéraire dominante et que les néerlandicistes ont détourné leur regard vers entre autres les littératures anglo-saxonnes.

Dans les universités, l’enseignement de la littérature n’est pas déterminé par l’État-nation mais par la langue. Les exemples ne manquent pas à ce sujet. La littérature allemande doit sa richesse non seulement au fait qu’elle est la littérature de l’Allemagne mais aussi celle de l’Autriche, d’une partie de la Suisse, voire, mais oui, de la Belgique de l’Est. La littérature anglaise est bien plus riche encore en nuances, étant donné son extension géographique (les pays du Commonwealth) et les nombreuses greffes culturelles qui la fertilisent. La conséquence des études littéraires fondées sur la langue est qu’en Belgique la littérature de l’autre partie du pays est à peine abordée, ou même pas du tout. À mes étudiants du Taalunie Zomercursus Nederlands j’explique que la Belgique est un pays complexe et pas seulement sur le plan politico-communautaire. Sur le plan littéraire aussi il y a un gouffre d’incompréhension entre le nord et le sud. Combien de littérature néerlandophone lit-on dans les écoles et universités de Wallonie? Sans doute dans les départements de néerlandais des universités francophones et de façon comparable à ce qui se passe dans les cours de littérature néerlandaise à Budapest, Poznàn ou Stellenbosch.

L’ironie du morcellement linguistique dans le domaine de la formation est telle que les collègues et les départements de néerlandais en Wallonie, la plupart du temps de langue maternelle néerlandaise, sont considérés par la Taalunie (Union de langue néerlandaise) comme extra muros (sans appartenance à la région de langue maternelle), bien qu’attachés à des universités belges. Et vice versa: combien d’écrivains wallons ou francophones belges lisent des auteurs flamands? En tout cas bien moins que des auteurs français, asiatiques, africains ou américains.

À l’instar des littératures canadiennes (française et anglaise) qui tombent sous le dénominateur de «littérature canadienne», il serait pertinent de créer dans les universités de Belgique des structures de collaboration entre ce que nous appelons germanistes et romanistes afin d’étudier la littérature belge. Pour autant que je sache, à Gand la littérature française de Belgique n’est pas ou à peine abordée. Cependant, il y aurait intérêt, même dans les cours de littérature néerlandaise, de lire des textes entre autres des écrivains gantois Jean Ray ou Suzanne Lilar (Une Enfance gantoise), ou encore de Jacqueline Harpman. Les traductions des romans de Harpman sont d’ailleurs très favorablement accueillies en Flandre. On pourrait imaginer un cours sur les lettres belges, proposé par des enseignants néerlandophones et francophones et présenté aussi bien en néerlandais qu’en français.

La connaissance des activités littéraires, sur le double plan diachronique et synchronique, dans les différentes communautés linguistiques de Belgique pourrait être le point de départ de cette proposition pour l’enseignement. Tout comme les jeunes à Bruxelles et en Wallonie sont encouragés à apprendre le néerlandais à l’école et les écoliers flamands à apprendre le français, les étudiants en littérature pourraient découvrir les littératures des deux communautés linguistiques. Du point de vue des spécialistes de la langue néerlandaise, cette focalisation nationale est une manière de lire la littérature néerlandaise de Belgique dans une perspective plus large et n’est aucunement l’expression d’un cadre de pensée rigide, mais la preuve d’une curiosité, d’une ouverture d’esprit et d’un plurilinguisme par choix. La rencontre entre des mondes nordiques et latins génère une littérature particulière, une littérature belge spécifique, écrite en trois langues: le néerlandais, le français et l’allemand. La vraie question est de savoir comment décrire la littérature de Belgique qui se manifeste dans les communautés linguistiques respectives. De quelle manière les littératures néerlandophone et francophone se distinguent-elles de la littérature des pays voisins? Voilà des questions existentielles auxquelles la recherche se doit de trouver des réponses.

Il est de fait impensable que la littérature en Belgique ne puisse susciter de l’intérêt que dans la mesure où elle se rattache linguistiquement ou institutionnellement à un des pays voisins où elle est ensuite mise sur le marché comme exotique. Dans les librairies françaises il m’est arrivé de trouver l’étiquette «littérature belge». Le choix d’une perspective nationale et donc plurilingue révélera sans doute que la production littéraire au nord et au sud de la frontière linguistique de Belgique diffère moins sur le plan culturel ou esthétique que nous ne sommes, par commodité, tentés de le croire.

Les sous-systèmes littéraires du néerlandais sont à la fois linguistiquement proches aux Pays-Bas et en Belgique mais aussi très différents: différemment déterminés sur le plan culturel, différemment intégrés dans la société et ils doivent être situés dans une autre histoire (littéraire). La même remarque vaut pour la littérature wallonne par rapport à la littérature française. Ce qui nous fournit un plaidoyer pour l’utilisation d’une perspective plus large, celle du concept de BELGITUDE – pour étudier d’un point de vue plurilingue ce qui fait la différence entre les littératures belges et celle des Pays-Bas et de la France. Ceci nous engage à nous intéresser aux influences réciproques, aux influences exercées par les grands centres métropolitains européens, aux perspectives divergentes, aux différences et points communs présents dans la riche littérature de Belgique. Mon point de départ serait-il celui de l’illusion d’une Grande-Belgique?

Yves Tsjoen

Yves T’Sjoen

professeur de littérature de langue néerlandaise à l'université de Gand

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